Les photos de famille laminées sont accrochées au-dessus du canapé de Hrant Basmajian, dans son quatre et demi dans l’arrondissement de Ville Saint-Laurent à Montréal. Elles mettent en valeur plus d’une vingtaine de membres de la famille de Basmajian, incluant ses enfants et sa belle-famille. Les plus jeunes, debout, la tête haute, flanquent les aînés assis sur des canapés rembourrés au contour en bois. Deux tapis persans reposent à leurs pieds. De toute évidence, Basmajian était bien nanti avant de fuir la Syrie et d’atterrir à Montréal en tant que réfugié.

Quand on lui demande s’il était riche, il répond humblement : « nous étions confortables. J’avais deux maisons. Celle-ci était à Kessab et avait une piscine », dit-il avec un sourire radieux. Kessab est une ville touristique entourée par montagnes et vallées, explique-t-il. Son autre maison était située à Alep.

Basmajian étudie actuellement à temps plein au Centre William-Hingston, un centre d’éducation aux adultes dans Parc-Extension qui enseigne le français aux nouveaux arrivés et immigrants. Jean Dupont, directeur de l’école, dit qu’avec environ 500 étudiants enrôlés, les réfugiés syriens en représentent la moitié.

Basmajian a dû abandonner deux maisons et deux restaurants pour s’échapper de sa ville natale ravagée par la guerre, mais il n’a pas l’air d’un homme avec qui la vie n’a pas été tendre. Lorsqu’il s’assoit pour discuter avec le National Observer, il porte ses jeans avec un pli soigneusement repassé au milieu de la jambe et une chemise à carreaux d’un bleu royal.

Il répète souvent sa gratitude envers le Canada. « D’etre humain…comme l’assurance maladie, c’est quelque chose qu’on imagine pas. Ils aident plus que peut-être dans un autre pays. », raconte-t-il.

Et il le dit tout dans un français impeccable.

Hrant Basmajian, 70 ans, possédait deux restaurants en Syrie avant de demander l’asile au Canada. Photo de Krystle Alarcon.

Basmajian a vécu en France en tant qu’étudiant universitaire dans les années soixante-dix et possède toujours son accent parisien.

Il voulait tout de même retourner à l’école pour se remettre à jour, n’ayant pas parlé le français depuis 30 ans. Il veut également prendre son temps pour en apprendre plus sur la culture québécoise et pour réfléchir à la possibilité d’un jour ouvrir un restaurant syrien dans la ville.

Basmajian n’a que des compliments pour le Centre William-Hingston : « ils essaient de nous aider… de faire voir le chemin de la vie ».

Basmajian est un des 25 000 réfugiés qui sont arrivés au Canada depuis le mois de novembre 2015. Le ministère de l’Immigration du Québec affirme que près de 4000 d’entre eux sont venus à Montréal, et qu’un total de 2971 étudient le français dans la province. Basmajian est arrivé avec sa femme vers la fin janvier. Son fils et sa fille sont arrivés le mois d’avant.

L’homme d’affaires âgé de 70 ans ne perd pas de temps pour expliquer que lui et sa famille paient eux-mêmes pour leur appartement et leurs dépenses liées au coût de la vie. Parrainés par la tante de sa femme, ils ne reçoivent pas d’assistance sociale comme les réfugiés pris en charge par le gouvernement. Ils ont payés eux-mêmes les meubles flambant neufs dans leur appartement, les canapés de style Ikea, les fauteuils, la télévision à écran plat, ainsi que la tablette décorée avec bouteilles et vases persans.

Dans son cours de français, Basmajian s’assied à l’arrière de la classe et se concentre profondément. À un moment, madame Virginie Stinat, enseignante du niveau trois, a demandé à ses étudiants comment épeler le mot « jettes », le verbe « jeter » conjugué au présent et à la deuxième personne du singulier (tu). Les étudiants proposent différentes épellations. Aucun d’entre eux n’obtient la bonne réponse et ils finissent par rire de leurs tentatives.

Hrant Basmajian, dernière rangée à gauche, se concentre sur la lecture de madame Virginie Stinat au cours de niveau trois au Centre William-Hingston de Montréal. Environ cinq réfugiés sont inscrits à ce cours plus avancé. Photo de Krystle Alarcon.

Avec des étudiants issus de Moldavie, Colombie, Ukraine, Algérie, Turquie, Syrie, et du Pakistan, Stinat explique joyeusement que la classe représente vraiment le programme de francisation.

Un des plus grands défis dans l’enseignement aux réfugiés syriens consiste à les décourager de parler leur langue entre eux, dit-elle.

« Ils ont tendance à traduire ensemble entre eux tout en arabe. Mais ce n’est pas que les Syriens, c’est aussi pour d’autres, si on a des refugiees d’un autre pays ça sera comme ça aussi. C’est toujours le défi d’un professeur quand il y a beaucoup d’étudiants de la même origine. On utilise le moins possible la langue maternelle… même l’anglais il y a des gens qui parlent pas anglais dans ma classe. Alors, on va pas commencer de traduire les mots en anglais parce que ce n’est pas tout le monde qui parle l’anglais ».

Les réfugiés syriens ne sont pas obligés d’étudier le français, mais la plupart d’entre eux le font, indique Faisal Alazem, directeur du Conseil syro-canadien de Montréal. Le cours les aide à intégrer le Québec. Une mesure incitative financière du gouvernement du Québec apporte une motivation additionnelle. Alazem indique que les réfugiés parrainés au privé reçoivent environ 400 $ par mois pour poursuivre des cours à temps plein, alors que les réfugiés soutenus par le gouvernement, identifiés par l’Organisation des Nations-Unies, reçoivent environ 200 $ par mois puisqu’ils obtiennent déjà une assistance sociale de sommes analogues à l’aide sociale gouvernementale.

Les réfugiés syriens qui s’installent au Québec font face à une plus grande barrière linguistique que leurs compatriotes installés dans d’autres provinces, observe Alazem. La plupart des sites du gouvernement du Québec ne sont disponibles qu’en français, « [les réfugiés doivent] se fier à des bénévoles ou à des centres communautaires pour les aider à remplir la paperasse et à naviguer la bureaucratie gouvernementale ».

Le Conseil syro-canadien organise des sessions d’information pour les réfugiés, pour les « petites choses de la vie que nous tenons pour acquises », comme savoir la différence entre aller à l’hôpital ou à la clinique. Alazem estime que les membres du conseil ont rencontré la plupart des 200 réfugiés syriens parrainés par le gouvernement, mais qu’ils en savent beaucoup moins à propos des réfugiés issus du programme de parrainage privé puisque ces derniers dépendent de leurs parrains pour leur soutien.

Alazem dit que le conseil a fait face à une situation d’urgence en janvier lorsque la plupart des réfugiés sont arrivés, espérant tous pouvoir s’inscrire à un cours de français. Certains ont dû attendre jusqu’à six mois avant d’obtenir une place.

Au moins quatre ou cinq classes supplémentaires ont été créées en janvier pour faire face à l’afflux des réfugiés syriens. La situation s’est stabilisée depuis, et la plupart des réfugiés ont trouvé une école.

Quand on lui demande pourquoi il est lui-même tant impliqué à aider les réfugiés syriens, Alazem dit : « Bien, ça aurait pu être moi. Je me réveille à tous les matins avec cette pensée en tête. C’est la moindre des choses que je peux faire pour essayer d’atténuer leurs souffrances. Si j’avais chercher à étudier ici pendant cette même période, je n’aurais même pas reçu de visa [ici] ou ailleurs dans le monde. Aujourd’hui, je travaille, je suis heureux, j’ai du succès, de la stabilité, de la sécurité… simplement parce que je l’ai fait au bon moment ».

Basmajian n’a pas eu la même chance. Mais c’est un optimiste autoproclamé et il décrit sa nouvelle vie à Montréal d’un ton joyeux. La mention d’Alep est la seule fois où son expression joviale disparaît.

« Tu sais, c’est Dieu qui va décider », s’exprime-t-il d’une voix solennelle.

Il ne lui reste qu’une sœur restée en Syrie. Elle se trouve à Damas, à environ quatre heures d’Alep.

« Mais ils [elle et sa famillie] veulent y rester », fini-t-il la gorge serrée.

Traduction par Alex Tétrault