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Un satellite montréalais détecte le carbone depuis l'espace

#42 of 65 articles from the Special Report: Canada's Clean Economy

Nous sommes dans le futur, dans une grande ville canadienne. Les rues bourdonnent d'autobus électriques et les hamburgers sont faits de bœuf cultivé en laboratoire. Tout juste après le jour de l’An, on se rassemble autour des téléviseurs pour regarder le bilan carbone annuel mondial. Un par un, les délégués de chaque pays sur terre soumettent le total de leurs émissions, puis attendent nerveusement que le Conseil exécutif vérifie ce chiffre par rapport à la liste officielle.

Comment existe-t-il une liste officielle ? Parce que des satellites ont orbité la planète toute l'année, non seulement pour mesurer la quantité de carbone dans l'atmosphère, mais aussi pour en retracer les sources. Il s'avère que le Canada a sous-estimé ses émissions et se voit imposer une sanction.

Ce scénario futuriste n'est pas aussi lointain qu'il n'y parait. Des satellites qui mesurent le carbone existent depuis plus de 15 ans et une série de satellites à la fine pointe de la technologie est en développement. En avant-garde, un satellite mis au point à Montréal peut déjà déterminer, depuis l'espace, l'origine d’émissions de méthane avec une telle précision qu'il peut repérer une fuite dans un puits de gaz individuel.

« En l'espace d'une journée environ, nous avons contacté l'exploitant et l'avons alerté de ce que nous avons vu », déclare Stéphane Germain, président de GHGSat, une entreprise de surveillance globale des émissions, concernant une anomalie détectée par l’entreprise dans un champ pétrolier au Texas en 2018.

« Ils m'ont remercié pour l'information. Ils sont allés vérifier, puis ils ont formulé une hypothèse sur la nature du problème et l'ont réglé. Quand nous y sommes retournés, il n'y avait plus de fuite. »

L’intention de GHGSat, qui a lancé son premier satellite de démonstration en 2016, n’est pas de jouer à la police, mais d'aider d'autres entreprises dans divers secteurs à réduire leurs émissions et donc, à économiser de l'argent, que ce soit en arrêtant les fuites ou en améliorant leurs techniques agricoles, entre autres efforts.

Le succès précoce de l'entreprise révèle par ailleurs une nouvelle étape dans la lutte au changement climatique : une étape où le monde disposera enfin d'informations fiables sur la quantité et l’origine des émissions. Même s'il est devenu évident que le rétablissement de la santé de la planète dépend de la quantité exacte de gaz à effet de serre produite par chaque pays et chaque industrie, nous nous fions souvent sur des suppositions et un régime de confiance, essentiellement, pour en faire le bilan.

Des fuites de gaz vues du ciel

Le travail de GHGSat n’en est encore qu’à ses tous débuts. Son étude de cas de 2018 sur la fuite de gaz au Texas s’inscrivait justement dans le cadre de ses premiers efforts pour démontrer ses capacités et bâtir une clientèle dans le secteur du pétrole et du gaz.

M. Germain a fourni les images satellites produites à l'époque, sans toutefois identifier l'entreprise en question.

Cet été-là, l’attention de GHGSat s’était tournée sur le bassin Permien au Texas, une région où pullulent des milliers de puits de pétrole et de gaz de schistes appartenant à de nombreuses entreprises. Des pannes d’équipement peuvent causer d'importantes fuites de méthane, ce qui constitue une perte commerciale et un risque pour la sécurité.

Une équipe d'environ six personnes dirigeait quotidiennement la trajectoire du satellite de GHGSat, en maintenant son regard fixé sur le bassin Permien. Contrairement à la plupart des satellites, celui-ci ne captait qu'une infime partie de la surface de la Terre à chaque passage, à peine 12 kilomètres de large, ce qui a permis de visualiser cette zone de façon extrêmement précise. Comme autant de pixels, chaque point de l’image représentait une zone de seulement 25 mètres par 25.

« Lorsqu’on se retrouve près d'une source, comme à côté d'une fuite dans un champ de pétrole et de gaz, tout à coup, les pixels qui l’entourent vont devenir beaucoup plus concentrés », affirme M. Germain.

Une image datant du 17 aout montre une vue aérienne en noir et blanc de rivières, de ruisseaux et de parcelles rectangulaires de terre; ponctuée d'une petite mais vive tache rouge aux bords jaunes, un signal visuel indiquant des concentrations élevées de méthane.

Normalement, lorsqu'une fuite est soupçonnée, les compagnies gazières doivent envoyer leurs employés parcourir des centaines de kilomètres carrés en voiture pour vérifier chaque puits à l'aide d'appareils portatifs.

« Il leur faudrait une semaine ou plus pour faire le tour de toutes ces installations et chercher la fuite que nous avons trouvée en 20 secondes, » explique M. Germain.

À l’heure actuelle, la stratégie de GHGSat en ce qui concerne l’industrie pétrolière et gazière consiste à faire valoir ce point de vue auprès des producteurs et tenter de s’en faire des clients réguliers. Bien que les appels de GHGSat puissent surprendre, la réaction des entreprises n'a pas été négative, déclare M. Germain.

« Je dirais que la majorité, et surtout les grandes entreprises, prennent très au sérieux leurs normes en matière de santé et de sécurité environnementale, et qu'elles veulent prévenir les problèmes (...) plutôt que d’être surpris plus tard, » dit M. Germain.

Une portée mondiale

L'entreprise a mis en place une « règle très stricte, » visant à alerter d’abord les exploitants des problèmes recensés. Mais il est toujours possible que certains émetteurs ne s'attaquent pas à une fuite décelée par GHGSat. Dans un tel cas, explique-t-il, après plusieurs tentatives de résolution infructueuses, l'entreprise alertera les autorités.

Je pense que nous avons vu des fuites qui ont été des fuites soutenues et nous nous sommes vraiment demandé : « Pourquoi diable font-ils cela ? » mentionne Germain.

Leurs observations ne se limitent pas au Canada et aux États-Unis, où il est généralement facile d'entrer en contact avec un exploitant. GHGSat a repéré des problèmes partout dans le monde, ayant parfois besoin de faire appel aux ambassades ou à d'autres intermédiaires pour leur aide.

« C’est toute une aventure », explique M. Germain.

À long terme, il espère que GHGSat pourra recueillir suffisamment d'observations internationales pour montrer les tendances entre les industries et les pays.

« Par exemple, » dit-il, « nous mesurons les mines de charbon en Chine et nous les comparons aux mines de charbon en Australie, en Colombie-Britannique, aux États-Unis, en Inde. (...) Nous comparons l’industrie du pétrole et du gaz au Canada à celle aux États-Unis, à celle en Arabie Saoudite. »

La société prévoit lancer deux autres satellites en 2020 en ciblant cinq marchés, tous des émetteurs importants : l’industrie du pétrole et du gaz, le secteur de l’énergie, les sites d’enfouissement, les mines de charbon et l’agriculture.

En aout dernier, un organisme fédéral a accepté de verser 3,3 millions de dollars à un projet de surveillance du méthane émis par un champ de gaz de schistes dans la formation de Montney, située près de Fort St. John dans le nord de la Colombie-Britannique. Le projet débutera en 2020 et se servira également d’avions, autre méthode éprouvée pour surveiller les fuites de gaz.

Originaire de Montréal, M. Germain a dédié la première partie de sa carrière à l'« industrie spatiale » locale, dans cette ville qui abrite l'agence spatiale canadienne et une forte industrie aérospatiale. Cela dit, l’inspiration derrière GHGSat vient plutôt d'un autre développement au Québec, explique-t-il.

« Pour moi le déclencheur est venu en 2010, quand le Québec a annoncé son système de plafonnement et d'échange avec la Californie », faisant ici référence au marché du carbone composé de deux membres, unique en son genre.

« Cela m'a réveillé à l'idée que (...) si vous mettez un prix sur une tonne de carbone, c’est évident, les émetteurs seront dès lors motivés à vraiment gérer ce risque financier. »

Mesurer les émissions

Les experts en satellites du monde entier affirment n’avoir pas encore vu les données de GHGSat, mais il s'agit d'un des rares projets de pointe. Il est particulièrement exceptionnel qu’une entreprise priorise la surveillance plutôt que la science pure.

Pour savoir si les solutions climatiques existantes « ont un impact, il est reconnu que nous avons besoin d'un système de surveillance opérationnel », a déclaré Dylan Powell, un physicien de l'atmosphère qui a d'abord travaillé sur des satellites à la NASA et maintenant chez Lockheed Martin.

Cette surveillance se fera au moyen d'une mosaïque de projets, qui s'appuieront tous sur les travaux de satellites antérieurs qui ont permis de révéler certains éléments de base du comportement du carbone.

Selon Ruediger Lang, un chercheur pour le projet sur les gaz à effet de serre de l'agence météorologique européenne EUMETSAT, le premier satellite de mesure du carbone, lancé en 2002, avait une « résolution spatiale très grossière », loin des modèles actuels.

Mais pour « la première fois, [il était] possible d’observer les différences entre l'hémisphère nord, l'hémisphère sud (...) d’immenses mouvements de gaz à effet de serre en partance, principalement, du continent nord, dérivant par exemple des États-Unis et du Canada vers l'Europe et l'Asie et ainsi de suite ».

Les États-Unis, l'Europe, le Japon et la Chine utilisent tous aujourd'hui de tels satellites, chacun fonctionnant légèrement différemment.

Cela dit, tous ces satellites « voient » ces gaz de la même manière : en mesurant la lumière du soleil réfléchie dans l'atmosphère. La lumière, qui réfracte des centaines de gaz différents, ainsi que la vapeur d'eau, a une signature différente pour chacun.

M. Lang décrit l’apparition de « plusieurs lignes fines ». « À partir de la profondeur de ces lignes, de leur magnitude, de leur taille, on peut établir une corrélation exacte avec la quantité de molécules qui sont dans l'atmosphère. »

Les mesures satellitaires sont vérifiées par rapport aux principaux observatoires terrestres de carbone, comme celui du Mauna Kea à Hawaii. Selon M. Lang, ces résultats relativement précoces sont déjà inquiétants.

« Essentiellement, à partir de ces mesures au sol, ainsi que des mesures par satellite, nous constatons que lorsque nous les comparons à nos modèles [prédictifs] (...) il nous manque encore une quantité importante de dioxyde de carbone qui ne se retrouve pas dans les modèles », dit-il. « En réalité, il y a plus de dioxyde de carbone dans l'atmosphère (...) que ce que le modèle prévoit. »

Un autre « grand défi de l'avenir » sera de mesurer comment la biosphère, les plantes de la Terre, réagissent aux changements de température au fur et à mesure que la planète se réchauffe. Cette dernière constitue une variable cruciale dans la façon dont le changement climatique se déploie. Les satellites aideront à surveiller leur absorption de carbone, en particulier un satellite attendu de la NASA, qui se concentrera sur l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud. Entre autres, il sera en mesure de suivre de façon beaucoup plus détaillée le comportement de la forêt amazonienne et d'autres puits de carbone importants au fil du temps.

Aider les pays à mesurer les objectifs

Plus rapidement encore, à mesure que les pays commenceront à travailler sérieusement à l’atteinte des objectifs de l'Accord de Paris, les satellites devraient permettre de mieux contrôler et contrebalancer leurs déclarations.

Il est déjà possible pour ces satellites d’envergure, propriété de l’État, de surveiller les émissions de sites spécifiques, un peu comme GHGSat, mais avec moins de précision. Ils doivent par ailleurs avoir un emplacement en tête, qu'ils peuvent vérifier à répétition.

Par exemple, « si nous voulons connaitre les taux d’émission d’une centrale électrique, il n’est pas nécessaire de pouvoir situer la centrale à quelques dizaines de mètres près », explique M. Lang. « Nous avons simplement besoin de savoir approximativement où elle se trouve, et ensuite nous pourrons quantifier très précisément ce qui en sort. »

Il est plus difficile de quantifier les émissions d'un pays entier sur une période donnée. Mais l'Accord de Paris prévoit un processus de « bilan » tous les cinq ans et ce, à partir de 2023, se basant sur ce que l’Accord décrit comme « les meilleures connaissances scientifiques disponibles » pour mesurer les progrès des pays. Pour l'instant, les bases de cette science sont loin d’être solides.

M. Powell affirme ne pas vouloir « laisser entendre que les pays mentent ». Cela dit, parmi les méthodes utilisées, « certaines sont meilleures que d'autres. Certaines ne sont pas géniales. »

Les estimations actuelles se font de « bas en haut », explique-t-il. « Donc, vous savez, nous nous adressons à nos industries, et celles-ci déclarent leurs émissions, et nous recueillons ces données, puis nous les compilons, et le résultat nous donne les émissions de notre pays. »

Seule en Europe, avec son septième « Copernicus Sentinel », dont le lancement est prévu pour 2025, l'équipe de M. Lang développe un satellite destiné à résoudre ce problème. Un deuxième satellite, le projet franco-britannique nommé MicroCarb, expérimentera d'autres types de surveillance, comme le suivi des émissions à l'échelle des villes.

Le travail de GHGSat ne vise pas à répondre à un besoin mondial, son extrême précision limite par ailleurs la quantité de données que son satellite peut recueillir. Il reste aussi à savoir si l’entreprise prendra essor dans les industries qu'elle cible.

Dans tous les cas, selon M. Lang, GHGSat pourrait aider les scientifiques à mieux comprendre certains phénomènes, comme la façon dont les panaches de méthane se dispersent. En septembre, GHGSat a également accepté de fournir gratuitement à l'Agence spatiale canadienne et à l'Agence spatiale européenne cinq pourcent de ses données à des fins de recherche.

Par-dessus tout, disent-ils, il s'agit d'une expérience fascinante qui pourrait contribuer à l'avènement d'une « nouvelle normalité ».

« D'un point de vue scientifique, tout ce que je peux dire, c’est qu’il est formidable qu'ils fassent ce travail », dit M. Lang.

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